Ruth Walden

« Quand les cochons voleront ! » Voilà la réponse méprisante que reçoivent souvent les femmes en quête d’équité.  Mais ce camouflet ne faisait qu’engaillardir Ruth Walden et ses collègues infirmières dans leur lutte, tout comme il l’avait fait toutes ces femmes rabrouées par le passé.  Avant de crier victoire en 2012, ces infirmières durent porter leur cause devant la Commission des relations de travail dans la fonction publique, le Tribunal canadien des droits de la personne, deux fois devant la Cour fédérale, et la Cour d’appel fédérale.

Ruth Walden est loin de se croire oratrice, militante ou défenseure infatigable de l’équité, mais elle fut toujours éprise de justice.  Elle grandit à Toronto et y étudia les sciences infirmières, puis travailla à l’hôpital général de Vancouver en tant qu’infirmière autorisée.  Consciente de l’importante protection qu’offrait l’adhésion à un syndicat, elle appuya le travail de ce dernier sans y participer directement.

En 1993, Santé Canada recruta une vingtaine d’infirmières autorisées, dont Ruth, à titre d’évaluatrices médicales pour le programme du Régime de pensions du Canada (RPC), à Ottawa.  Les infirmières devaient pouvoir attester de leurs compétences et devaient donc maintenir leur appartenance à l’ordre professionnel de la province qui leur avait conféré leur diplôme.

En tant qu’ « évaluatrices médicales », ces infirmières autorisées faisaient partie de la catégorie d’emplois PM, de l’anglais pour administration de programmes, une catégorie d’emplois de la fonction publique fédérale qui regroupe des milliers de fonctionnaires fédéraux partout au pays.

Elles travaillaient aux côtés de médecins dont le poste était « conseiller médical ».  À ce titre, les médecins faisaient partie de la catégorie MD, du groupe Services de santé.  Les titulaires des deux types de postes faisaient toutefois le même travail, soit évaluer l’admissibilité des demandes de prestations d’invalidité, ce qui nécessitait une expertise médicale.  Cette expertise servait à évaluer correctement des documents médicaux variés et souvent complexes relatifs à des invalidités physiques ou mentales.  Les évaluatrices médicales étaient presque toutes des femmes alors que les conseillers médicaux, surtout des hommes, faisaient deux fois le salaire et essentiellement le même travail.

La situation ne datait pas d’hier.  Des générations d’infirmières autorisées avaient déjà tenté de se faire reconnaître comme telles et être assignées à la catégorie « infirmière autorisée », RN, ce à quoi s’opposait le Conseil du Trésor compte tenu des éventuelles conséquences financières.  Les infirmières en faisaient d’abord et avant tout une question de respect, de reconnaissance de leur profession et d’accès à la progression de carrière dans la fonction publique fédérale et demandaient le remboursement des frais d’adhésion aux ordres professionnels.

Vint 1999, et Ruth commença à remettre en question le statu quo.  « Plus je creusais, moins j’étais satisfaite des réponses », dit-elle.  En 2004, bien que satisfaite de son travail et de ses collègues, elle était devenue excédée par cette flagrante injustice.  En mai 2019, elle confia au Ottawa Citizen : « Il me semblait que les infirmières, et que la profession tout entière, étaient traitées avec dédain, voire mépris, et que l’injustice à laquelle nous faisions face n’avait aucune importance.  Les autres infirmières étaient découragées et cela m’attristait.  Elles commençaient à intégrer le message, à croire qu’être infirmière n’avait pas beaucoup d’importance.  Et cela me troublait profondément. »

Après avoir essuyé plus d’un échec, Ruth Walden porta plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne.  Elle allégua qu’il y avait discrimination en raison du sexe et posa cette question : « Pourquoi un médecin du Régime de pensions du Canada pratique-t-il la médecine lorsqu’il détermine qu’il y a, ou non, invalidité, alors qu’une infirmière autorisée du RPC « gère un programme » lorsqu’elle fait la même détermination? »  Ruth tira la première salve puis, avec l’aide de ses collègues, constitua en réseau national les infirmières du Régime de pensions du Canada qui se rallièrent à sa plainte.  Les infirmières retinrent elles-mêmes, et à leurs frais, des avocats.

En 2007 commencèrent les audiences du Tribunal canadien des droits de la personne.  Le gouvernement appela plusieurs témoins à la barre, dont des médecins et des infirmières du RPC, mais il ne put présenter de preuves convaincantes.  En décembre 2007, la présidente du Tribunal, Karen Jensen, fit jurisprudence en rendant une décision en faveur des infirmières, déclarant que la discrimination contrevenait à la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Dans son article du Globe & Mail du 17 janvier 2008, le journaliste André Picard conclut : « L’idée selon laquelle la profession infirmière ne consiste qu’à prodiguer des soins directs explique pourquoi les infirmières autorisées ont été reléguées à la catégorie de l’administration de programmes.  Cette idée est dépassée, bornée et sexiste.  Les médecins peuvent s’adonner à des tâches administratives donc cérébrales sans qu’on leur retire leur désignation de professionnels de la santé.  Les infirmières le peuvent aussi.  Ce qu’il y a lieu de retenir de cette décision, ce n’est pas tant le côté monétaire des choses, mais plutôt le mépris qui est devenu la marque du gouvernement fédéral. »

Ce qui suivit fut désolant.  Lors d’une audience subséquente, destinée à établir la procédure de redressement, le Tribunal statua que la décision n’entraînait aucune conséquence financière.  Il s’ensuivit que toutes les parties, soit le gouvernement, les infirmières et la Commission des droits de la personne interjetèrent appel !

Donnant suite à deux décisions favorables de la Cour fédérale, le Tribunal ordonna au gouvernement d’assigner aux infirmières du Régime de pensions du Canada la catégorie RN.  En 2012, les parties s’entendirent sur un règlement de plus de 160 millions de dollars, rétroactif à 1978.  Ainsi, près de 1 000 infirmières à l’emploi du RPC, ou l’ayant été, reçurent un important dédommagement financier et furent dorénavant assignées, correctement, à la catégorie RN, ce qui s’avérait tout aussi important à leurs yeux.

La lutte fut longue, coûteuse, incessante et épuisante.  En dépit de tout, au fil des ans, Ruth trouvait un deuxième souffle auprès de ses consoeurs.  « Quand j’étais découragée, quelqu’un d’autre ne l’était pas.  Nous étions solidaires, nous en faisions notre combat collectif. »  Se remémorant ce qui lui donnait courage, Ruth dit avoir souvent pensé à sa fille.  « Veux-tu qu’elle ait à vivre ça ? », se disait-elle.

À cette question, Ruth et les infirmières n’avaient qu’une seule réponse.  Pas surprenant qu’elles choisirent comme mascotte… un cochon volant !