LE CIMETIÈRE DES OUVRIERS DU SUCRE EN CETTE LOINTAINE KAUAI 

de Paul Harrison, photographe-archiviste du MHO

Au cours de mes voyages, appareil photo à la main, je suis toujours à la recherche d’occasions pour explorer des sites historiques et, étant donné mon rapport avec le Musée de l’histoire ouvrière, je suis particulièrement intéressé par l’identification des lieux de travail historiques.  Il est toutefois rare qu’il y ait un alignement des astres tel que je l’ai vécu en février dernier à Kauai, une des îles de l’archipel hawaïen.  En effet, j’ai pu me rendre à Port Allen, sur sa côte sud, qui était autrefois le premier port de l’industrie sucrière de l’île, mais qui est maintenant le point de départ des excursions en catamaran vers la côte spectaculaire de Na Pali, emplacement d’une petite installation navale avec des armateurs de yachts et de nombreuses industries légères.  En raison de sa longue histoire industrielle, on y trouve une plage de tessons de bouteilles, de pare-brise et d’autres types de verre jetés au large et qui ont été broyés et polis par des décennies de vagues en une sorte de sable en grains de verre.  Glass Beach est très courue par les touristes.

Cependant, peu nombreux sont ceux qui repèrent le cimetière des années 1800 sis en face de l’aire de stationnement, sur une pointe de terre balayée par le vent. Pittoresque, à l’histoire touchante, il s’agit du dernier lieu de repos des travailleurs de la McBryde Sugar Company et de leur famille qui vivaient dans les camps de travail de la plantation.  L’entreprise faisait appel à de nombreux travailleurs contractuels venus de l’étranger, du Japon dans un premier temps, puis de la Chine, des Philippines et même de l’Europe.

En 1920, la McBryde Sugar Company comptait environ 1 500 âmes.  Le magasin et le centre hospitalier de la société desservaient de nombreux camps de travail, un pour chacun des groupes ethniques composant sa main-d’œuvre.  Les ouvriers habitaient de simples maisons en bois sous un toit de tôle avec des chambres à coucher et une cuisine dotée d’un poêle à bois.  Ils se partageaient une douche, une buanderie et des toilettes extérieures.

Avec l’avènement de la mécanisation dans les années 1930, il n’était plus nécessaire d’avoir une main-d’œuvre aussi nombreuse pour travailler dans les champs et les usines.  La plupart des camps de travail sont donc disparus et le cimetière, abandonné et oublié par le temps.  La nature ayant repris ses droits, il serait devenu invisible n’aurait-ce été des efforts soutenus déployés dès 2013 par Debrah Davis, une habitante de l’île, déterminée à rendre le site accessible de nouveau.

Du coup, nombreux sont ceux qui se sont intéressés aux personnes qui y reposent.  Certaines familles d’Asie et certains des descendants des défunts vivant encore à Hawaï ont pu retracer leur lignée, ce qui explique sans doute pourquoi certaines pierres tombales ont été restaurées et d’autres apparues, à en juger la matière première qui est autre que la pierre rouge locale.

En amateur archéo-généalogiste, j’ai décidé, à la lecture des inscriptions sur les stèles (celles en anglais, la moitié environ) que les ouvriers de la plantation étaient nombreux à être accompagnés de leurs épouses et à y fonder une famille.  Je me suis demandé si leurs contrats d’emploi renfermaient une quelconque disposition en ce sens.  Était-ce une politique avouée de l’entreprise de créer une source locale d’ouvriers sans contrat ? Ou était-ce que l’entreprise ait cru, dans un premier temps, que l’amour et la famille seraient une source de distraction chez les ouvriers ?

Quoi qu’il en soit, l’espérance de vie chez les ouvriers et leurs épouses était manifestement assez courte.  En effet, les décès sont nombreux chez les hommes âgés de 18 à 30 ans, peut-être en raison d’accidents du travail ?  Quant aux femmes, elles s’éteignaient à la mi-vingtaine, sans doute en couches.

Les enfants semblaient également mourir en bas âge.  Ainsi lit-on sur une pierre tombale, bien tristement, l’inscription suivante :

« Sun Yung Hon 10 septembre 1929 – 17 septembre 1929, 

fille de Kyeng Wha et Soon Nam Hong »

La stèle de ce nourrisson est au nombre de celles récemment restaurées.  Qui en a fait les frais ?  Seraient-ce les descendants chinois de la mère ou du père qui ont enfin appris ce qu’il était advenu de l’ancêtre disparu ayant soi-disant émigré en Amérique ?  Ou serait-ce des frères ou des sœurs de Sun Yung Hon dont les petits-enfants vivent toujours à Hawaï qui auraient décidé de préserver le souvenir d’une vie trop brève mais à ce point chérie qu’elle justifiait une pierre tombale ?  Manifestement, son souvenir ne s’est pas estompé, puisque quelqu’un continue d’y déposer les offrandes hawaïennes traditionnelles de perles de coquillages, de corail, de coquillages et d’un bol pour l’encens et les bougies.

Mais la vie n’était pas forcément courte pour tous.  Si vous parveniez à éviter les dangers au travail, la maladie et l’enfantement, vous pouviez vivre jusqu’à un âge avancé.  Sur quelques tombes, on note le nom de femmes et d’hommes qui ont atteint la cinquantaine.  Leurs pierres tombales étant généralement plus grandes que celles des autres, on peut supposer qu’un plus grand nombre d’années passées sur terre leur permettaient de s’entourer d’une famille élargie à même d’offrir un lieu de sépulture plus riche à la matriarche ou au patriarche de la famille.

Je ne suis resté que 90 minutes au cimetière McBryde et pourtant c’est l’un de mes souvenirs les plus vifs de ce voyage.  Selon un reportage dans la presse, Debrah Davis éprouvait des difficultés à obtenir du financement officiel ou local pour entretenir et restaurer le site.  Il s’agit-là d’un projet qui, s’il nous touchait de plus près, obtiendrait un soutien financier d’organismes tels le Musée de l’histoire ouvrière.  Je lui souhaite la meilleure des chances à cette dame.  C’est un site qui mérite d’être reconnu et de faire l’objet de recherches plus poussées.  L’University of Hawaii, par exemple, dispose toujours des dossiers du personnel, ainsi que de la feuille de paie de l’entreprise grâce auxquels nous pourrions peut-être en savoir plus sur les hommes et les femmes qui ont travaillé dans les champs avoisinants et dont la stèle rappelle le souvenir ?

De retour à Ottawa, j’ai fait quelques recherches pour réaliser que l’histoire de la société McBryde était intéressante en soi dans la mesure où l’industrie sucrière, l’agriculture et les ouvriers font partie intégrante de l’histoire de la région ou, dans ce cas-ci, de l’île et sont le fondement de son actuelle composition culturelle.

L’entreprise a été fondée en 1899 par des entrepreneurs qui ont racheté du juge Duncan McBryde, le tout premier propriétaire, le gros des terres servant à la culture du sucre dans la région.  Si la société porte le nom du juge McBryde, c’est là le seul lien avec sa famille.  Au moment de sa création, la société a acquis de plus petites entreprises sucrières dont les ouvriers enterraient les leurs au cimetière depuis de nombreuses années.  Ils s’empressèrent de construire une nouvelle sucrerie que les gens de l’endroit et les ouvriers ont baptisé « Numila ».

La société McBryde a fait face à de nombreux défis outre celui de la pénurie de main-d’œuvre.  À Kauai, les meilleures terres pour la culture de la canne à sucre étaient également les plus sèches et les énormes systèmes de pompage à la vapeur pour irriguer le sol consommaient beaucoup de houille coûteuse à importer.   L’entreprise a donc bâti un réservoir dans une région montagneuse à l’extrême nord de l’île pour alimenter un barrage hydro-électrique.  C’est ainsi que la société d’électricité de Kauai a vu le jour en 1905.  Elle pompait l’eau d’un deuxième réservoir artificiel à proximité des champs de canne.  La même année, la société des chemins de fer de Kauai s’est mise à transporter les produits du sucre jusqu’à Port Allen et de là, vers les marchés mondiaux.  Il y a des recoupements avec l’histoire de la ville d’Ottawa où les premières centrales hydro-électriques ont été construites par l’industrie des pâtes et papier pour répondre à ses besoins et où les premières lignes de tramway commerciales ont été établies par les mêmes entrepreneurs qui ont été les premiers à fournir de l’électricité à la ville.

La Deuxième Guerre mondiale a engendré une pénurie de main-d’œuvre, perturbé les expéditions des producteurs de sucre de Kauai et sonné le glas de l’industrie principale de l’île.  Au cours des dernières décennies, des typhons ont détruit les usines et les récoltes de cannes à sucre, et les terres ont été livrées aux cultures du café et de la noix de macadamia plus robustes et plus rentables.  La McBryde Sugar Company a été officiellement liquidée en 1996, pour se transformer en grand producteur de café.  Son magasin-phare et son musée se trouvent au bord d’une route dans un coin de l’île appelé « Numila ».

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Entre autres sources bibliographiques :

University of Hawaii : http://www2.hawaii.edu/~speccoll/p_mcbryde.html

Blogue de voyage à Kauai :

https://www.kauaitravelblog.com/mcbryde-sugar-plantation-cemetery/

Entrefilet dans le Garden Island Newspaper https://www.thegardenisland.com/2013/10/15/hawaii-news/resurrecting-the-cemetery/ et https://www.thegardenisland.com/2018/03/11/lifestyles/the-mcbryde-sugar-company-mill-at-numila/

Site Web de la Kauai Coffee Company :

https://kauaicoffee.com/blog/sugar-cane-history-kauai-coffee/