Paul Harrison

Source : Carte postale, collection du Musée de l’histoire ouvrière.

La collection du Musée de l’histoire ouvrière compte des cartes postales des écluses du canal Rideau, près du Parlement.  Ce lieu offre un panorama d’une grande beauté et est, de tout temps, prisé par les touristes.  Toutefois, l’une des cartes, datant de 1905 environ, reproduit un spectacle tout autre : l’inesthétique labeur quotidien propre au canal de cette époque.  On y voit un remorqueur et une barge solidement liés, descendant le canal.  On peut y lire le nom du remorqueur : l’Alva. Les registres de l’époque révèlent seulement qu’on l’avait d’abord baptisé Minnie Bell.  J’ai voulu mieux le connaître.  À moins d’avis contraire dans le texte, les détails relatifs à son histoire captivante proviennent surtout des journaux d’Ottawa indexés sur l’extraordinaire site Newspapers.com.

Selon le Maritime History of the Great Lakes1, le site relatant l’histoire maritime des Grands Lacs, le Minnie Bell était un remorqueur à vapeur, propulsé par hélices et construit à Ottawa en 1887.  D’une jauge brute de 22 tonneaux, il faisait 15 m (50 pi) de longueur sur 4 m (13 pi) de largeur, ce qui était la norme pour les embarcations du canal Rideau.  Le remorqueur s’insérait de justesse dans les écluses à peine plus grandes que lui2.

UN TRAVAIL MUSCLÉ

De nos jours, le terme « remorqueur » évoque l’image d’un petit bateau qui épaule discrètement les gros navires lors de leurs manœuvres délicates.  Ce n’était toutefois pas le cas du Minnie Bell ni de ses semblables à Ottawa.  Leur tâche consistait plutôt à remorquer de lourdes cargaisons sur de longues distances. Les chroniques quotidiennes du commerce maritime des journaux d’Ottawa rapportent que, de 1893 à 1897, le remorqueur tractait régulièrement des convois de bois, de l’une des scieries J.R. Booth peut-être, d’Ottawa à Oswego dans l’état de New York.  Remorquant jusqu’à quatre barges à l’aller, le Minnie Bell en revenait souvent avec des chargements de sable du lac Champlain, à destination de Smiths Falls.

Pourquoi fai re le transport du sable sur une si longue distance ?  À cette époque, il y avait à Smiths Falls une fonderie, la Frost & Wood Foundry & Agricultural Works3. Celle-ci produisait de l’équipement agricole à partir de métal fondu et coulé dans des moules de sable compacté. L’outil ainsi conçu n’avait besoin que d’un polissage avant d’être mis en vente.

Le sable du lac Champlain a de particulier qu’il convenait parfaitement bien à la fonte et on l’appelait « sable de fonderie ».  Il convenait si bien à cette tâche4 que l’on était prêt à en payer le transport du lac Champlain, le long des canaux Érié et Oswego, traversant le lac Ontario jusqu’à Kingston et de là, remontant le canal Rideau jusqu’à Smiths Falls.

Les produits de toutes les industries riveraines du canal, dont ceux de la fonderie et de deux fromageries de Manotick, étaient aussi acheminés par barges vers leurs destinations, parfois jusqu’à Montréal ou encore, reprenant les canaux Oswego et Érié, jusqu’à New York.  Pour ces longs parcours, l’on choisissait des barges de même dimension que le remorqueur, ce qui engendrait un défi supplémentaire. Puisque les barges ne peuvent se propulser, et qu’un seul bâtiment à la fois pouvait s’insérer dans l’écluse, chaque barge devait être détachée du convoi et halée à la main à partir du rivage.  Une fois traversées, celles-ci devaient être rattachées au convoi avant de reprendre la navigation5. Les denrées moins lourdes telles que le sucre, la farine et la quincaillerie voyageaient dans un plus grand « confort » : elles voguaient vers leurs destinations dans la cale des bateaux à vapeur pour passagers, également nombreux à sillonner les eaux entre Ottawa et Kingston.

Le chantier naval et le généreux bassin hydrographique à proximité de la Colline du Parlement faisaient d’Ottawa la plaque tournante d’un commerce maritime soutenu et névralgique.  En décembre 1904, le quotidien The Citizen publiait :

« Le canal et ses écluses attirent des caboteurs dignes des plus grands ports du monde : des imposants navires de charge aux petits remorqueurs fougueux, aux élégants bateaux de plaisance, sans oublier la flotte de dragueurs de bois et de charbon qui raclent le lit sablonneux à la recherche de leurs trésors. »

Ah, puisse-t-on trouver autant de précision et d’érudition dans les journaux d’aujourd’hui !

UN TRAVAIL RISQUÉ

Le travail n’était pas sans danger.  Le Minnie Bell était souvent en cale sèche pour y être réparé. En 1893, trois hélices durent être remplacées.  Les échouements n’étaient pas rares et la densité de la circulation, aux beaux jours du canal, engendrait à elle seule des problèmes.  En parlant du Minnie Bell, l’Ottawa Daily Citizen rapporte en juin 1888 que sa barge chargée de bois d’oeuvre à destination du Canadian Atlantic Railway est restée coincée « entre le Harry Bate, un bateau à vapeur de la Merchants’ Despatch Line, et la barge F. Hammond, au sud du pont des Sapeurs ».

L’un des rapports d’accident nous porte à croire que l’équipage faisait peut-être partie de la même famille.  D’une part, les registres indiquent que le propriétaire du Minnie Bell et de l’Alva, du moins de 1895 à 1904, était le capitaine Henry E. Shaver. D’autre part, le Citizen rapporte en juillet 1901 que le mécanicien de l’Alva, Albert Shaver, avait été blessé à la suite de l’échouement du remorqueur. En effet, le cordage du navire venu l’aider s’était détendu et resserré brusquement, cinglant ainsi le mécanicien qui avait été projeté à l’autre extrémité du navire. Le journal ne précise pas de lien de parenté entre les deux hommes, mais les recherches généalogiques confirment que Samuel Albert, mécanicien de profession, était bien le fils du capitaine Shaver.

Les journalistes, fidèles au style de cette période, décrivirent les blessures en détail : en plus de s’être fracturé le bras gauche, « (…) Albert avait été gravement défiguré. Le côté gauche de son visage était zébré d’égratignures et, au-dessus de la tempe gauche, une affreuse blessure bâillait.  Un nez cassé finissait de lui donner l’air d’avoir été passé à tabac. »

QUAND LE CIEL NOUS TOMBE SUR LA TÊTE

Si ces dangers faisaient partie du quotidien des remorqueurs, la menace qu’une pluie de locomotives s’abatte sur le pont faisait exception.  C’est précisément ce à quoi le Minnie Bell a échappé de justesse le matin du 12 août 1891, selon l’Ottawa Journal. Il y avait une gare de triage achalandée du côté est du canal, à l’endroit où ce dernier et le Queensway se croisent aujourd’hui.  Un pont tournant reliait les rives est et ouest, permettant ainsi aux trains de passer.  Ce matin-là, le mécanicien d’une locomotive en était descendu pour récupérer ses instructions au bureau.  Le chef de train et le serre-frein étaient aussi descendus et dirent plus tard qu’ils ne savaient pas que Fred Page, le pompier, était resté seul à bord.  Ils signalèrent à Page de reculer la locomotive et ses quatre wagons sur la voie d’évitement afin d’y récupérer et d’y atteler une douzaine de wagons supplémentaires.  Fred entreprit la manœuvre.  Il fit d’abord avancer la locomotive et les quatre wagons au-delà de l’aiguillage afin de pouvoir ensuite reculer sur la voie d’évitement.  Mais faire avancer un tel convoi, soit la locomotive, un tender et quatre wagons, au-delà de l’aiguillage requérait une grande distance. Le convoi devait s’avancer jusque sur le pont tournant. Page amorça la manœuvre croyant que le pont était là.

Or, le pont n’y était pas, car quelques minutes auparavant, naviguant vers le nord, le Minnie Bell avait fait entendre son sifflet et signalé son approche. Wallace, le pontier, avait dûment déployé le sémaphore pour arrêter tous les trains et avait tourné le pont en direction nord-sud, l’alignant ainsi le long du centre du canal. Il vit ensuite la locomotive.  Son conducteur avait le dos tourné.

Elle avançait trop vite pour pouvoir s’arrêter.  Et le Minnie Bell n’était qu’à quelques pas. Il hurla, mais personne ne l’entendit.  Le Minnie Bell vit aussi le danger, se mit à siffler frénétiquement et vit Fred Page serrer les freins, mais il était trop tard.

Comment savoir ce qui traversa l’esprit de l’équipage du remorqueur lorsqu’à moins de 30 m (100 pi), il vit dérailler puis dégringoler dans le canal, tête première, la locomotive, puis le tender, puis le premier wagon.  L’Ottawa Journal raconte :

« La locomotive se retourna sur le dos avant de s’écraser avec fracas, frappant l’eau de plein fouet.  Les charbons ardents ayant été éjectés de la chaudière s’engloutirent en émettant des « pschitt » menaçants et produisirent un impressionnant nuage de vapeur.  Le tender vint ensuite s’écraser sur la locomotive, suivi du premier wagon qui, à moitié dans le vide, se fendit en deux.  Une moitié resta sur les rails tandis que l’autre plongea à son tour dans le gouffre. »

À la grande surprise de tous, le pont ne subit aucun dommage et la navigation, y compris celle du Minnie Bell, pu reprendre en contournant les épaves.  La locomotive fut repêchée, réparée et remise en service.  Le pire fut réservé au pompier Fred Page. S’il n’était pas blessé s’étant jeté par la cabine, on s’empressa toutefois de le tenir pour responsable du drame.  Dans sa déclaration à la presse, le responsable de la gare de triage indiqua que Page n’était pas autorisé à faire rouler la locomotive.  Il précisa tout de même, en expliquant les erreurs commises, que les pompiers attelaient souvent les trains pendant que les mécaniciens et chefs de trains vaquaient aux tâches administratives6.

AU FEU !

Le Minnie Bell n’était pas au bout de ses peines.  Dans la nuit du 29 novembre 1900, il prit feu dans son ber où il était probablement déjà en hivernage.  C’est le gardien de la gare de triage qui alerta les pompiers de la caserne no 8 et qui les dirigea vers le pont de la rue Laurier, autrefois la rue Maria. Selon le Ottawa Citizen : « Les pompiers déployèrent 244 m (800 pi) de boyaux et combattirent l’incendie plusieurs heures avant de l’éteindre. » Seules les œuvres mortes, assurées, furent endommagées et le bateau fut non seulement réparé, mais amélioré.  C’est probablement au chantier naval d’Ottawa que la famille Shaver confia le travail. Les améliorations ne changèrent pas les dimensions du Minnie Bell, mais sa jauge s’en trouva accrue puisque sa réimmatriculation le désignait maintenant à 27 plutôt qu’à 22 tonneaux7. Cela pourrait être en raison de la nouvelle chaudière qui fut installée à l’hiver 1901-1902.

TRAGÉDIE FAMILIALE

Un autre changement important s’opéra cet hiver-là.  La réimmatriculation du remorqueur reconstruit sembla être le moment opportun de lui donner un nouveau nom. Ainsi, lorsqu’il reprit la navigation en 1902, le Minnie Bell portait le nom d’Alva. Il y a fort à parier que ce nom fut choisi en mémoire d’Alvy, le fils défunt de la famille Shaver.  En mai 1895, à l’âge de 19 ans, Alvy périt dans une tragique noyade dans le bassin du canal près du pont des Sapeurs.  Des témoins dirent qu’il ne fit aucun effort pour se sortir de l’eau.  La famille avait remarqué qu’il était sujet à des convulsions, ce à quoi elle attribua la chute de l’enfant et son immobilité.

UN REVERS DE FORTUNE POUR LES NOUVEAUX PROPRIÉTAIRES

Les sommes investies pour moderniser le Minnie Bell à la suite de l’incendie et son deuxième baptême en mémoire du fils perdu semblent indiquer clairement la confiance qu’éprouvait la famille Shaver en l’avenir du remorqueur.  Pourtant, leur association tirait à sa fin.

Jusqu’en 1904, l’Alva était toujours la propriété d’Henry Shaver, mais en 1910, le remorqueur était passé aux mains de messieurs St-Jean et Cousineau.  Ses aventures continuèrent.  Dans une scène sûrement semblable à celle de la carte postale qui a inspiré cet article, l’Alva tractait simplement un chaland chargé de sable. Ce qui suivit bloqua les écluses au pied de la Colline du Parlement. Solidement liés, le remorqueur et le chaland s’apprêtaient à quitter la dernière écluse et à entrer dans la rivière des Outaouais lorsque le chaland chavira quille en l’air. Il faillit entraîner le remorqueur lorsque, fort heureusement, les câbles de remorquage cédèrent. Le Citizen rapporte que l’équipage de quatre personnes, soit le co-propriétaire et capitaine St-Jean, son épouse, un pompier et un mécanicien, « se lancèrent sur les murs de l’écluse pour éviter la noyade » et ne furent pas blessées. (Il est intéressant de noter que le Citizen mentionne la femme du capitaine. Nous ne connaissons malheureusement pas son rôle : était-elle cuisinière ou ménagère comme la plupart des femmes de son temps, ou participait-elle à la navigation ?)

La Ville avait retenu les services des propriétaires et du remorqueur pour s’approvisionner en sable.  Monsieur Cousineau ne voulait peut-être pas perdre ce contrat quand il s’adressa au Citizen et accusa ses employés d’avoir négligé d’assécher la cale avant d’emprunter les écluses.  La cale, tout le monde le savait, faisait eau. L’eau se mélangea au sable qui devint meuble et qui, sous l’effet du roulis, s’entassa d’un côté et fit chavirer le chaland.  Bien que monsieur Cousineau ne semble pas avoir tenu son partenaire et capitaine responsable, l’on peut se demander pourquoi le capitaine St-Jean ne s’était pas assuré que le pompage de la cale, opération vitale, avait bien été fait.

Le Citizen rapporta aussi que le chaland était réparable, mais que ce dernier ne pourrait pas être déplacé tant que le sable ne se serait pas complètement écoulé par les vannes. En plus d’en assumer les frais, les propriétaires devaient remplacer une pompe à sable spéciale estimée à deux mille dollars.  Le coûteux naufrage sembla donner un coup dans l’aile aux hommes d’affaires.  En effet, les registres gouvernementaux indiquent que l’Alva fut vendu au ministère des Travaux publics en juin de l’année suivante par un certain abbé Cousineau de Sarsfield pour la somme de 3 500 $8.

LA FIN D’UNE ÉPOQUE

La navigation sur le canal Rideau et sur la rivière des Outaouais se faisait au rythme des saisons, ce qui fragilisait le commerce maritime.  De décembre à mai, les hivers canadiens immobilisaient navires et marins.  Plus d’un était privé de revenu pendant cinq mois, alors que les chantiers, cales sèches et bassins maintenaient une certaine activité grâce à la construction, la réparation et la modernisation des navires.  En contrepartie, les chemins de fer n’étaient pas paralysés par l’hiver et continuaient de desservir les collectivités riveraines. Depuis 1850, ce moyen de transport s’appropriait même une part grandissante du commerce maritime des canaux.  Suivit la Première Guerre mondiale et les trains devinrent dominants.  On vit apparaître de plus en plus de chemins de fer entre Ottawa et Kingston.  Puis, sous décret gouvernemental, un certain nombre de compagnies ferroviaires s’amalgamèrent en 1919 et formèrent la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, le Canadien National.  La mission commerciale du canal avait été éphémère et ce dernier était maintenant superflu9. En 1927, on avait remblayé les deux bassins, sur les rives est et ouest, au sud de ce qui est maintenant la Place de la Confédération10.

La dernière mention que j’aie pu trouver au sujet de l’Alva indique qu’en 1917 et en 192111, ce dernier était immatriculé « remorqueur-dragueur Alva » pour le compte du ministère des Travaux publics du gouvernement fédéral12. Ci-après une photographie de l’Alva aux côtés de ses semblables.  À l’avant-plan (derrière la drague no 103 des Travaux publics), on aperçoit une barge que la drague emplissait de la vase qu’elle écrémait sur le fond de la rivière ou du canal. L’Alva aurait eu à les déplacer pour faire ce travail.

Il est ironique que la construction du Minnie Bell Alva, et la disparition de sa trace trente-cinq ans plus tard coïncident presque parfaitement avec la naissance et la fin du commerce maritime dans ces eaux où il se retrouvait quotidiennement. Le sifflet des transports à vapeur se faisait toujours entendre le long du canal Rideau, mais c’était maintenant les locomotives que l’on entendait, car l’époque glorieuse des bateaux à vapeur était révolue.

Figure 2 – L’Alva, remorqueur des Travaux publics, 1917.

  1. http://www.MaritimeHistoryOfTheGreatLakes.ca/.
  2. Ken W. Watson, http://www.rideau-info.com/canal/tales/failed-gates.html.
  3. http://www.vintagemachinery.org/mfgindex/detail.aspx?id=2012.
  4. https://www.afsinc.org/introduction-foundry-sand. Le sable de fonderie demeure un élément important de la fonte. Les nouvelles sources étant rares, l’on s’efforce de retrouver et de réutiliser les restes de l’ancienne production.
  5. Ken W. Watson, http://www.rideau-info.com/canal/tales/failed-gates.html.
  6. Colin Churcher, Colin Churcher’s Railway Pages, https://churcher.crcml.org/Articles/Article2004_5.html, pour plusieurs articles. Monsieur Churcher est d’avis qu’il était d’usage que M. Page et d’autres pompiers déplacent les locomotives et attellent les trains pendant que leurs collègues s’occupaient des tâches administratives au bureau.
  7. http://www.MaritimeHistoryOfTheGreatLakes.ca/.
  8. Bibliothèque et Archives Canada, Bureau du Conseil privé, Décret en conseil, numéro de référence 301503.
  9. Kenneth Parks, Reminiscence by Kenneth Parks, Ottawa Journal, le 14 septembre 1946.
  10. James Powell, Ottawa City News, le 16 novembre 2020.
  11. http://www.MaritimeHistoryOfTheGreatLakes.ca/.
  12. Bibliothèque et Archives Canada, numéro de référence 3271270.