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Une machine peut-elle avoir de la personnalité?

La machine à écrire est un outil compliqué. Même son nom ne laisse aucun repos, tantôt « dactylographe » et plus tard « dactylotype ». Lorsqu’on pense à une machine à écrire, l’esprit vagabonde : elle s’arrête sur les marteaux et les clés de la machine, puis s’envole vers celui qui pose les doigts sur ces pièces sans vie, qui insère le papier et fait revenir le chariot. Une danse qui confère à la simple machine un petit côté nostalgique, légèrement romantique. Objet appartenant à une autre époque, la machine à écrire peut éveiller la curiosité pour son aspect humain, son esthétique et ses particularités qui la distinguent à la lumière de l’ère du numérique et de l’information textuelle.

La machine à écrire ukrainienne du Musée de l’histoire ouvrière est plus susceptible que d’autres d’émerveiller, d’éveiller la curiosité. Il s’agit d’une machine unique, du moins de la perspective de la majorité des dactylographes. Même parmi d’autres machines à écrire ayant survécu les années, cet objet est visiblement différent : ses clés sont recouvertes de verre (au lieu de métal ou de plastique) et ses lettres sont en caractères cyrilliques.

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Écrivain fasciné par les machines à écrire, les mots « provenance » et « fabrication » sont immédiatement venus occuper mes pensées. Qui a fabriqué cette machine? Qui l’a utilisée? Quels documents a-t-elle produits? J’ai surtout été avide de découvrir à quelle époque elle a été fabriquée. Un des tristes aspects de l’histoire de la machine à écrire est qu’elle était fabriquée en série dans d’anciennes fabriques de munitions aux États-Unis après la Deuxième Guerre mondiale par des entreprises qui avaient fait tourner la machine de guerre avant de faire tourner la machine bureaucratique.

Si cette machine à écrire tombait dans cette même catégorie, qu’adviendrait-il de son lien avec l’histoire ouvrière du milieu du siècle et de ma compréhension de la production textuelle pour une collectivité non anglophone?

La documentation qui accompagne cette machine à écrire* indique que la machine, provenant de l’organisme Ukrainian Labour Farmer Temple Association de Winnipeg, a été fabriquée par Remington Rand, une entreprise tirant ses origines de la Remington Arms, une des fabriques dont il est question ci-dessus.

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Cependant, cette machine à écrire ukrainienne date de bien avant la Deuxième Guerre mondiale. Elle a été fabriquée aux États-Unis, environ entre les années 1927 et 1939, et elle a été utilisée par une organisation syndicale au Canada. Elle ne s’apparente pas aux produits d’usinage slave, et elle n’est aucunement reliée aux temps de la Guerre Froide qui ont fait couler beaucoup d’encre.

J’ai dû reformuler mes suppositions : cette machine à écrire avait été utilisée pour promouvoir et exprimer l’identité ouvrière de deux nations (le Canada et l’Ukraine). J’ai voulu savoir quels événements historiques ses clés avaient imprimés.

L’impulsion de conférer à la machine une aura romantique est presque irrésistible. Hélas, elle a été utilisée pour rédiger des communiqués et des bulletins dans un contexte de surveillance et de coopération difficile contraint au bilinguisme (ibid 12). Fort probablement pour une production rapide, s’agissant d’un appareil portatif sans plaques ou pièces encombrantes, plutôt que pour un processus d’impression de grande envergure. Elle a peut-être satisfait à un désir de communiquer et de joindre un public de façon économique et facile; un outil convivial qui, utilisé pour rédiger des procès-verbaux et des mémorandums, aurait tout aussi bien pu servir à écrire une note dans sa langue maternelle, peut-être à une maîtresse…

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Par sa polyvalence, son utilité pour la classe des prolétaires, la machine à écrire nourrit l’imaginaire et nous captive, nous amenant à songer à son utilisation, ainsi qu’à ses répercussions sur la vie de ses utilisateurs et sur la production de discours non officiel dans notre propre pays et notre histoire.

Par Christopher Chabon | Traduit par Valérie Lalonde

* Référence : COOPER, Matthew, Sean EEDY et Nancy OAKLEY. Ukrainian Typewriter – Artifact, Ottawa, Ottawa Workers’ Heritage Center, 2009.